Les limites du cadre logique

I. La complexité de l’approche et de son jargon

« The Logical Framework does not require a degree in mathematics or the use of computers. It relies on the user’s experience with development projects as well as a sense of what consistent good management and intuition ».

The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979

Même si les concepteurs du cadre logique présentent la matrice comme simplissime, son utilisation et appropriation sont loin d’être évidentes. Une lecture en diagonale à appréhender et un double niveau de cohérence à vérifier… Le casse-tête de savoir comment organiser la matrice lorsqu’une même activité concoure à plusieurs réalisations, une même réalisation à plusieurs objectifs spécifiques… Comprendre et savoir décliner la matrice en fonction des diverses parties prenantes et niveaux de responsabilité (voir ce schéma pour mémoire)… Egalement, maitriser le jargon et les principes de la Gestion Axée sur les Résultats. Enfin et à minima, être à l’aise avec les tableurs…

Ces contraintes ont abouti à une professionnalisation de l’aide et à un nouveau métier : « encadreur de projet« .  Réduisant de fait l’accès aux financements pour des initiatives nées localement ou pour toute une diversité d’acteurs non issus du sérail.

Des générations d’étudiants dans le domaine du développement formés à la matrice du cadre logique
La mise sous cadre, module incontournable de tout master en développement.
Le sens de l’action, l’engouement et les motivations souvent entravés par des questions de terminologie
Projet avec ou sans cadre logique ? Un jargon complexe, de longues discussions techniques pour s’accorder sur la conception de la matrice, qui risquent de nous éloigner des discussions de fond.

Selon Bornstein, au delà d’un instrument de contrôle, le cadre logique entrave l’efficacité des ONG.

Le cadre logique serait ainsi un outil occidental, une contrainte inflexible sur les ONG, qui les empêtrerait dans leurs missions. La soumission obligatoire du cadre entraverait les initiatives locales pour laisser place à des « ONG professionnelles » possédant une vision réduite du contexte. .

Bornstein,2003

A l’origine de la confusion : les  adaptations multiples du cadre logique au gré de sa diffusion massive

A mesure que les multiples institutions de développement s’emparaient de la matrice, des disparités ont pu émerger entre les différents modèles et templates, générant ainsi des degrés de confusion supplémentaires.

Notamment les formats de cadre logique va évoluer au fil du temps, au gré des traductions et de l’appropriation effectuée en interne par chaque organisation utilisatrice.

1. Des disparités temporelles : l’évolution de l’outil au fil du temps
Exemple d’évolution des termes au sein d’une même institution (UE)
2. Des disparités en fonction des multiples traductions

La méthode du cadre logique a été développé en langue anglaise. La traduction de ce langage technique a généré diverses sources d’incompréhensions ou incohérences. La notion d' »outcome » notamment n’est pas spontanée pour un francophone qui peut être traduit aussi bien par résultat dans le sens de réalisation immédiate mais aussi d’effets à plus ou moins long terme.

Exemple de traduction :

Un seul objectif global dans la version anglaise du manuel de l’Union Européenne, plusieurs dans la version française… Les deux datées de mars 2004… Please help !!!

Ce qui fait totalement sens dans la version anglaise est incohérent dans la version française : les indicateurs de résultats ne sont pas liés aux résultats ! Combien d’heures de perdues et de gestionnaires de projet francophones plongés dans la perplexité, à s’arracher les cheveux sur un faux problème ? L’outil supposément d’aide à la réflexion provoque un regard d’incompréhension sur son propre projet… Quelles conséquences, au fil des années, pour le premier bailleur de fonds de l’aide publique au développement, d’une simple erreur de traduction/formulation en terme d’efficacité de l’aide ?

3. Des disparités en fonction des institutions : la nécessaire appropriation de l’outil par chaque organisme utilisateur

Par exemple ci-dessous une comparaison de la logique d’intervention, en fonction de la coopération française (AFD), belge (Enabel), canadienne (ACDI) ou encore d’une agence des nations unies (PNUD).

différences et disparités de présentation du cadre logique
Variations sur le même thème : la colonne « logique d’intervention » selon le format AFD, PNUD, ACDI ou encore CTB. En fonction de l’organisation, les activités vont générer des « réalisations », des « produits », ou encore des « résultats ».

Enfin l’accès à un modèle ou template « officiel », une référence interne, ou encore un guide ou manuel d’utilisation n’est absolument pas systématique en fonction de chaque bailleur de fond. Le porteur de projet tâtonne souvent en fonction de ses expériences préalables de l’utilisation de cet outil. Il faut également considérer à quel point les agents ou responsable de programmes qui sollicitent des cadres logiques sont eux-même formés ou outillés. Parfois pas plus que ceux qui devront rédiger les cadres logiques ou encore les mettre en exécution.

Un autre extrême se rencontre aussi communément : une multitude de formats disponibles en fonction de chaque bailleur, quasi-similaires mais distincts dans l’absolu, générant un temps additionnel de tâche administrative considérable. Des formats utilisables uniquement des professionnels outillés et formés pour l’industrie du développement.

II. Des limites liées à son mode de conception ou d’utilisation

1. Le cadre logique comme support de contractualisation

Le cadre logique est souvent exigé pour toute réponse d’appel à projets. Celui-ci devient le document de référence où sont chiffrés les résultats attendus – tel un devis ou une facture pro forma. L’aspect financier est prépondérant, le cadre logique devient un élément « contractuel ». Et ce qui fait la force d’un contrat est la fermeté de son engagement : une rigueur à en faire respecter les termes sans les altérer. Le « partenaire », devenu prestataire de service, n’aura ainsi aucun intérêt à engager des frais supplémentaires pour adapter/améliorer sa réponse à un besoin initialement sous-estimé.

L’exercice est d’autant plus aberrant dans des situations de cofinancement : présenter avec précision le déroulé du projet alors même que celui-ci dépendra des montants accordés, à ce stade inconnus…

Cadre logique : un absurde support de contractualisation en cas de cofinancement : comment déterminer une logique d’intervention et des résultats chiffrés alors que le montant budgétaire global attribué n’est pas connu ?

2. Absence ou insuffisance de concertation

Il est toujours intéressant d’apprendre comment a été conçu un cadre logique. Le mode d’organisation des institutions fait que le cadre a parfois été rempli par une seule et même personne, en quelques heures. Ce n’est pas une partie de plaisir pour le rédacteur qui doit proposer une maquette aboutie sur un terrain en friche. Partir d’un objectif très vague « améliorer la résilience », pour proposer un déroulé d’intervention précis et chiffré dans un contexte opérationnel qu’il ne maitrise parfois pas encore. Le cadre est alors rempli case par case sans possibilité d’effectuer les phases préalables d’analyse.

Surprenant également d’interroger à quelle fréquence le cadre logique est consulté pendant la phase de mise en oeuvre. Parfois, il n’a plus jamais été utilisé depuis l’obtention du financement…

A l’inverse, certaines organisations construisent le cadre logique sur plusieurs mois autour de rencontres multiples impliquant une diversité d’acteurs et de partenaires. D’autres laissent une période d’un an pour construire et ajuster le cadre logique avant de le verrouiller et qu’il ne devienne contractuel. Celui-ci se convertit alors en document de référence tout au long de la mise en oeuvre (voir l’intégration du suivi évaluation dans le cycle de projet).

Remettre en cause l’outil ou le mode d’utilisation ?

Bien sûr, même en cas d’approche participative, des difficultés demeurent : la parole du bailleur a plus de poids, dans cette situation de prestation de service, le client est toujours roi.  Aussi, des jeux de pouvoir et d’influence s’exercent dans les phases d’analyse, complexes et indéchiffrables au regard du « chargé de projet » responsable d’obtenir des résultats sur des objectifs pré-établis, sur lequel il n’a jamais eu de prise stratégique.

3. Un éclatement des tâches

Utilisé comme voie d’accès au financement, la personne chargée de concevoir le cadre logique n’est plus celle qui met en place le projet sur le terrain. La performance anticipée par le premier, parfois déconnectée du lieu de mise en oeuvre, risque de donner des sueurs froides au responsable de programme. Performance qui n’en demeure pas moins « contractuelle ».

Un même outil : 2 champs de vision. Le concepteur du cadre répond à un appel d’offre ou à un appel à projet. Il cherche alors à valoriser le projet, gonfle sa performance à venir, sans toutefois y passer démesurément de temps car le financement n’est pas acquis. A l’inverse le responsable de programme se trouve en charge de développer une action dont il n’a pas participer à la conception stratégique et se trouve confronté de plein fouet avec la réalité de terrain.

II. Les limites intrinsèques

1. Rationalité, linéarité et causalité

Une logique de causalité : si A produit B et B produit C alors A devrait produire C. Extrait du manuel de référence du cadre logique.

Le cadre logique se fonde sur des principes de causalité, de linéarité et de rationalité. Pour autant, si l’Homo sapiens était rationnel, la planète serait une oasis de prospérité, sans nécessité de programmes de développement et donc de matrice de cadre logique…

La rationalité est limitée par la subjectivité, notre perception de la réalité influencée par nos principes, valeurs, dogmes ;  par notre culture et éducation, nos orientations psychologiques et humeurs du moment…

Cette rationalité est par ailleurs limitée par notre champ de vision, ce qui nous apparait comme un manque de rationalité est souvent lié à un simple déficit d’information. Nous jugeons irrationnels des comportements dont nous ne comprenons pas les motivations.

Egalement l’apparente irrationalité peut émerger d’une distorsion entre intérêts individuels et intérêts collectifs. Une fois les intérêts individuels soulevés, l’explication des comportements se clarifie…

René Descartes : père spirituel de la rationalité.  » Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions que l’on a reçues, et reconstruire de nouveau le système de ses connaissances. »

Le principe de linéarité est de la même manière tout relatif.

Le principe de linéarité induit par le cadre logique.
Source inconnue

Des chercheurs en sciences sociales vont remettre en cause ces « présupposés positivistes » :

« Si les gentils acteurs d’un projet se voient attribuer certains moyens, qu’ils utiliseront frugalement et dont ils rendront fidèlement compte, ils mettront en œuvre des activités utiles et nécessaires, qui permettront d’atteindre des objectifs vérifiables et bénéfiques, au service d’une juste cause, sauf si de méchants acteurs extérieurs ne font pas ce qu’ils ont promis de faire. »

Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs – François Giovalucchi et Jean-Pierre Olivier de Sardan -Revue Tiers Monde, 2009

« le développement n’est pas mû par une logique cartésienne de cause à effet, mais par une dynamique chaotique de simultanéité »

Pierre Jacquet, « À la poursuite des Objectifs du millénaire », Option Finance, janvier 2005

« … vision technique et dépolitisée, sans références aux arènes locales, aux dynamiques en cours, aux jeux d’acteurs existants.»

«…il suffirait de dérouler mécaniquement les actions prévues pour obtenir les résultats attendus oubliant qu’une intervention induit des interactions permanentes entre les espaces locaux et l’intervention. »

Analyser, suivre et évaluer sa contribution au changement social , Philippe Lavigne Delville, séminaire AFD-F3E, 2014

Cette théorie de la causalité est également remise en cause par la théorie de la double causalité : l’avenir peut-il influencer le passé ? Mais quittons la métaphysique pour revenir à des éléments plus pragmatiques…

2. La simplification à outrance

Incorporer la substance d’une, trois ou cinq années de programme dans une matrice de 4 sur 4 est en soi une performance. Même si le rédacteur du cadre logique possède une connaissance extrêmement poussée du contexte, le degré de finesse et de précision qui pourra être transmis à travers les cases de l’outil ne sera que limité. Le cadre logique est forcément réducteur de la complexité d’une situation et de la tentative de réponse apportée.

Par ailleurs, seul le concepteur du cadre en possède toute la substance, lui ou elle seul.e en maitrise les nuances et les sous-entendus, les omissions de ce qui est considéré comme implicite afin de ne pas déborder du format tableur et, par souci de lisibilité, d’en équilibrer chaque case.

Pour autant la lecture de ce concentré de projet est complexe, chaque élément demande concentration et réflexion et il n’est probablement pas plus rapide de lire en profondeur un cadre logique sur 3 pages qu’un narratif de projet sur 30 ou 50.

Réponses aux critiques sur le cadre logique

Quelles que soient les critiques envers l’outil et son mode d’utilisation, force est de constater que Léon J. Rosenberg et Lawrence D. Posner (voir les prémices du cadre logique) étaient des visionnaires. A travers l’outil, les deux consultants entrevoyaient les fondations d’un système de suivi et d’évaluation pour l’agence de coopération américaine, alors même qu’aucune institution n’avait encore formalisé ce type de système.

Aussi, diverses approches méthodologiques postérieures au cadre logique étaient déjà dans le champ de vision de Rosenberg et Posner, par exemple :

La capitalisation d’expérience :

La justification première de l’investissement sollicité pour diffuser le cadre logique dans l’agence est ce que nous appelons communément aujourd’hui la capitalisation d’expérience.

Est-ce que la mise en place de nos préconisations* mérite l’investissement ? Cette question rhétorique en appelle une autre : quelle est la valeur de sauvegarder l’expérience de 20 années de développement ?

*la préconisation évoquée est l’adoption officielle et diffusion du cadre logique au sein d’USAID pour un montant d’environ 500 000$ en 1969

Project evaluation and the project appraisal reporting system, 1969
La cartographie des incidences (outcome mapping) :

L’extrait ci-dessous illustre de manière troublante les fondements de la méthode de la cartographie des incidences, construite par opposition au cadre logique.

Par exemple, si l’objectif spécifique est d’augmenter la production de riz de 50% et que les résultats attendus sont (1) la construction de canaux d’irrigation (2) la distribution de semences à haut rendement et que le projet assume qu’il y aura suffisamment d’engrais sur le marché à un prix raisonnable et que les producteurs auront accès à des crédits – le projet pourrait avoir a influencer les producteurs et distributeurs d’engrais et les institutions bancaires malgré que celui-ci n’ai aucune autorité sur eux. Le responsable de programme peut le faire en partageant ses objectifs avec les parties prenantes. Avec le cadre logique, il peut présenter ses objectifs spécifiques, les réalisations attendues, et les hypothèses critiques pour le succès du projet. Il peut aussi présenter l’objectif global afin qu’ils puissent se rendre compte en quoi ils contribuent à une entreprise importante. Finalement, il peut partager avec eux les hypothèses du projet pour que chacun puisse visualiser son rôle permettant d’aider le responsable de projet à accomplir sa tâche.

The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979

Par ailleurs, certaines critiques comme l’absence de concertation ou la rigidité du cadre logique sont à relativiser car celles-ci avaient été anticipées considérées par Rosenberg et Postner :

Absence de concertation

Le processus d’élaboration du cadre est à faire de manière collaborative. Cela demande la participation de toutes les parties prenantes : les équipes de programmation, les équipes cadres, les gestionnaires de projets, les expertises techniques, les techniciens et fréquemment les experts en évaluation.

The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979
Rigidité

« The art of planning et replanning »

Austérité et conformisme

Bien sûr la diffusion de la méthode à travers les années et les institutions a débouché sur un niveau élevé de conformisme et de soucis de conformité. De nombreux projets font office de « copier/coller » et une peur de l’innovation afin de ne pas « sortir du cadre ». Pour autant, le mode de fonctionnement des auteurs était rafraichissant et atypique :

Un formateur se souvient : c’était un environnement des plus stimulants car la philosophie de Léon était d’embaucher des gens issus de parcours divers, de les projeter dans un domaine dans lequel il n’étaient pas experts, et de voir quel type de créativité pouvait émerger… avec pour objet… « la génération d’un flot d’idées plutôt qu’une application d’un savoir préconçu »

Il est toujours intéressant afin de saisir une méthode ou en cas d’incompréhension théorique, de revenir systématiquement à sa source. Peter Drucker, père fondateur de la Gestion Axée sur les Résultats et donc inspirateur de l’approche du cadre logique indiquait : « les résultats sont obtenus en exploitant des opportunités, et non et résolvant des problèmes ».

Alors même que la conception du cadre logique débute par un arbre à problèmes !

“Results are gained by exploiting opportunities, they are not gained by solving problems.” Peter Drucker

Et pour conclure ce tour d’horizon, une devise Shadok :

Partage d’expérience

Répondre au questionnaire cadre logique

Pour aller plus loin :

Approches critiques du cadre logique
Le cadre logique
  1. L’analyse des parties prenantes
  2. L’analyse des problèmes
  3. L’analyse des objectifs
  4. L’analyse des stratégies

Date de première diffusion : octobre 2019