Valéry Ridde et Jean-Pierre Olivier de Sardan, « The Development World: Conflicts of Interest at All Levels », Revue internationale des études du développement, 249 | 2022, mis en ligne le 02 septembre 2022
Dans cet article, Valéry Ridde et Jean-Pierre Olivier de Sardan proposent une définition inclusive du conflit d’intérêt.
Le conflit d’intérêt intervient lorsqu’un acteur engagé à n’importe quel degré d’ingénierie de projet, humanitaire ou de développement, estime nécessaire d’afficher des opinions qui contredisent ses perceptions ou ses connaissances, de retenir des critiques ou d’ignorer les problèmes rencontrés par l’intervention.
Ainsi, une surdité aux critiques émises par d’autres acteurs ou une auto-censure de ses propres critiques. Toute critique ouverte pouvant ainsi mettre en péril la position de chacun et chacune dans l’industrie du développement. Un univers où l’auto-congratulation, l’auto-régulation, la parole élogieuse, la promotion des interventions et l’utilisation d’un langage stéréotypé sont la norme.
Les enjeux sont divers : obtenir ou renouveler un financement, la crainte de ternir son image, « ne pas nuire » à sa carrière ou à son compte en banque.
Pour les consultants, la pression implicite des contractants de ne plus avoir recours à des profils estimés trop critiques. Une certaine connivence entre bailleurs et consultants, dans des espaces de temps de toute façon trop restreints pour des évaluations de qualité et coincés en tant que prestataire par des termes de référence qui imposent ce qui doit être étudié et comment. Sortir du cadre implique s’exposer à ce que le rapport ne soit pas approuvé, « validé » et de fait non payé.
Les ONG et agences de mise en oeuvre, en tant que sous-traitantes, misent sur le renouvellement d’un contrat, voire jouent leur propre survie sur l’atteinte des résultats préalablement fixés au moment de la contractualisation du « partenariat ».
De la même manière, les services publics, exigus, sont enclins à dissimuler les échecs, montrer qu’ils sont bons élèves, que les activités prévues ont été menées de manière efficiente, quelle qu’en soit la qualité, afin d’engendrer ou renouveler l’appui. Par ailleurs, « à cheval donné, on ne regarde pas les dents ».
Cette posture du bon élève se décline des échelons territoriaux jusqu’aux populations bénéficiaires, gommant les aspérités des arènes politiques locales, elles-mêmes susceptibles d’accélérer ou de contraindre la réussite des initiatives. Peu importe l’issue, des narratifs idylliques sont attendus et produits pour les partenaires étrangers.
Bien sûr des exceptions existent, des expériences positives fleurissent, certains acteurs jouent selon les règles, sans censure, ni auto-censure.
En conclusion, Valéry Ridde et Jean-Pierre Olivier de Sardan proposent diverses pistes :
- orienter la recherche vers la compréhension et la documentation des conflits d’intérêt, explorer les exceptions positives
- convaincre, argumenter, former : de la nécessité de regarder la réalité en face, sortir de l’obsession des résultats positifs, instaurer notamment une culture de diagnostic rigoureux
- attendre des bailleurs, lesquels maitrisent les règles du jeu, d’impulser des mécanismes qui engendrent des évaluations réellement indépendantes, avec des méthodes mixtes, avec plus de poids pour les méthodes qualitatives
- la publication et le libre-accès aux évaluations de manière systématique, incluant un droit de réponse et la transparence du débat
- un fonds pour la recherche piloté par un comité d’experts indépendants qui sélectionnerait les propositions de recherche (abondé par exemple à hauteur de 10% des montants engagés)
Ces propositions visent à stimuler un débat actuellement absent sur le rôle que devrait avoir les institutions de développement pour générer des analyses indépendantes, rigoureuses et sans complaisance.
En bref : dans cet article, Valéry Ridde et Jean-Pierre Olivier de Sardan définissent le conflit d’intérêts dans le secteur du développement comme la pression systémique qui pousse les acteurs (consultants, ONG, services publics) à taire leurs critiques et à ignorer les problèmes pour protéger leur position ou leurs financements. Cette culture de l’autocensure, alimentée par la crainte de ne pas renouveler un contrat, conduit à une connivence entre bailleurs et praticiens, aboutissant à des évaluations complaisantes et des narratifs idylliques qui masquent tout potentiel échec. Pour briser ce cycle, les auteurs proposent plusieurs pistes, telles que la publication systématique des évaluations, la création d’un fonds de recherche indépendant, et surtout un changement de posture des bailleurs de fonds pour qu’ils exigent et permettent des analyses véritablement rigoureuses, critiques et sans complaisance, notamment en valorisant les approches qualitatives.
Ressources connexes
- Gouvernance de l’évaluation
- Glossaire : principes, normes, standards d’évaluation
- Glossaire : éthique, déontologie, intégrité
- Ethique et déontologie : quels mécanismes et outils ?
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