Les limites intrinsèques
1. Rationalité, linéarité et causalité
Le cadre logique se fonde sur des principes de causalité, de linéarité et de rationalité. Pour autant, si l’Homo sapiens était rationnel, la planète serait une oasis de prospérité, sans nécessité de programmes de développement et donc de cadre logique…
La rationalité est limitée par la subjectivité, notre perception de la réalité influencée par nos principes, valeurs, dogmes ; par notre culture et éducation, nos orientations psychologiques et humeurs du moment…
Cette rationalité est par ailleurs limitée par notre champ de vision, ce qui nous apparait comme un manque de rationalité est souvent lié à un simple déficit d’information. Nous jugeons irrationnels des comportements dont nous ne comprenons pas les motivations.
Egalement l’apparente irrationalité peut émerger d’une distorsion entre intérêts individuels et intérêts collectifs. Une fois les intérêts individuels soulevés, l’explication des comportements se clarifie…
Selon René Descartes, père spirituel de la rationalité. : « Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions que l’on a reçues, et reconstruire de nouveau le système de ses connaissances.«
Le principe de linéarité est de la même manière tout relatif.
Divers chercheurs en sciences sociales vont remettre en cause ces « présupposés positivistes » :
« Si les gentils acteurs d’un projet se voient attribuer certains moyens, qu’ils utiliseront frugalement et dont ils rendront fidèlement compte, ils mettront en œuvre des activités utiles et nécessaires, qui permettront d’atteindre des objectifs vérifiables et bénéfiques, au service d’une juste cause, sauf si de méchants acteurs extérieurs ne font pas ce qu’ils ont promis de faire. »
Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs – François Giovalucchi et Jean-Pierre Olivier de Sardan -Revue Tiers Monde, 2009
« le développement n’est pas mû par une logique cartésienne de cause à effet, mais par une dynamique chaotique de simultanéité »
Pierre Jacquet, « À la poursuite des Objectifs du millénaire », Option Finance, janvier 2005
« … vision technique et dépolitisée, sans références aux arènes locales, aux dynamiques en cours, aux jeux d’acteurs existants.»
«…il suffirait de dérouler mécaniquement les actions prévues pour obtenir les résultats attendus oubliant qu’une intervention induit des interactions permanentes entre les espaces locaux et l’intervention. »
Analyser, suivre et évaluer sa contribution au changement social , Philippe Lavigne Delville, séminaire AFD-F3E, 2014
Cette théorie de la causalité est également remise en cause par la théorie de la double causalité : l’avenir peut-il influencer le passé ? Mais quittons la métaphysique pour revenir à des éléments plus pragmatiques…
2. La simplification à outrance
Incorporer la substance d’une, trois ou cinq années de programme dans une matrice de 4 sur 4 est en soi une performance. Même si le rédacteur du cadre logique possède une connaissance extrêmement poussée du contexte, le degré de finesse et de précision qui pourra être transmis à travers les cases de l’outil ne sera que limité. Le cadre logique est forcément réducteur de la complexité d’une situation et de la tentative de réponse apportée.
Par ailleurs, seul le concepteur du cadre en possède toute la substance, lui ou elle seul.e en maitrise les nuances et les sous-entendus, les omissions de ce qui est considéré comme implicite afin de ne pas déborder du format tableur et, par souci de lisibilité, d’en équilibrer chaque case.
Pour autant la lecture de ce concentré de projet est complexe, chaque élément demande concentration et réflexion et il n’est probablement pas plus rapide de lire en profondeur un cadre logique sur 3 pages qu’un narratif de projet sur 30 ou 50.
3. Complexité de l’approche et de son jargon
« The Logical Framework does not require a degree in mathematics or the use of computers. It relies on the user’s experience with development projects as well as a sense of what consistent good management and intuition ».
The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979
Même si les concepteurs présentent la matrice comme simplissime, son utilisation et appropriation sont loin d’être évidentes. Une lecture en diagonale à appréhender et un double niveau de cohérence à vérifier… Le casse-tête de savoir comment organiser la matrice lorsqu’une même activité concoure à plusieurs réalisations, une même réalisation à plusieurs objectifs spécifiques… Comprendre et savoir décliner la matrice en fonction des opérateurs (voir ce schéma pour mémoire). Maitriser le jargon et l’orientation de la Gestion Axée sur les Résultats. Et enfin à minima être à l’aise avec les tableurs…
Ces contraintes ont abouti à une professionnalisation de l’aide et à un nouveau métier : « encadreur de projet ». Réduisant de fait l’accès aux financements pour des initiatives nées localement ou pour toute une diversité d’acteurs non issus du sérail.
Le cadre logique serait ainsi un outil occidental, une contrainte inflexible sur les ONG, qui les empêtrerait dans leurs missions. La soumission obligatoire du cadre entraverait les initiatives locales pour laisser place à des « ONG professionnelles » possédant une vision réduite du contexte. .
Bornstein,2003
A l’origine de la confusion : les adaptations multiples du cadre logique au gré de sa diffusion massive
A mesure que l’ensemble des institutions de développement s’emparait du modèle, des disparités ont pu émerger entre les différents modèles et templates, générant ainsi des degrés de confusion supplémentaires.
1. Disparités temporelles
2. Disparités en fonction des traductions
3. Disparités en fonction des institutions
Des disparités enfin inhérentes à l’appropriation et adaptation de la méthode au sein de chaque institution, ONG, collectivité locale, fonction publique…
Enfin l’accès à un modèle/template « officiel », de référence, ou à un guide/manuel d’utilisation n’est absolument pas systématique ou évidente en fonction des bailleurs. Le porteur de projet tâtonne souvent en fonction de ses expériences préalables d’utilisation de l’outil. Il faut également considérer le fait que les agents qui sollicitent des cadres logiques ne sont souvent pas plus formés ou outillés que ceux qui devront les rédiger ou encore les mettre en exécution.
L’autre extrême se rencontre aussi communément : une multitude de formats en fonction de chaque bailleur, quasi-similaires mais distincts dans l’absolu, générant un temps additionnel de tâche administrative considérable. Des formats utilisables uniquement des professionnels de l’industrie du développement.
Des limites liées à son mode de conception ou d’utilisation
1. Le cadre logique comme support de contractualisation
Le cadre logique est souvent exigé pour toute réponse d’appel à projets. Celui-ci devient le document de référence où sont chiffrés les résultats attendus – tel un devis ou une facture pro forma. L’aspect financier est prépondérant, le cadre logique devient un élément « contractuel ». Et ce qui fait la force d’un contrat est la fermeté de son engagement : une rigueur à en faire respecter les termes sans les altérer. Le « partenaire », devenu prestataire de service, n’aura ainsi aucun intérêt à engager des frais supplémentaires pour adapter/améliorer sa réponse à un besoin initialement sous-estimé.
L’exercice est d’autant plus aberrant dans des situations de cofinancement : présenter avec précision le déroulé du projet alors même que celui-ci dépendra des montants accordés, à ce stade inconnus…
2. Absence de concertation
Il est toujours intéressant d’apprendre comment a été conçu un cadre logique. Le mode d’organisation des institutions fait que le cadre a parfois été rempli par une seule et même personne, en quelques heures. Ce n’est pas une partie de plaisir pour le rédacteur qui doit proposer une maquette aboutie sur un terrain en friche. Le cadre est alors rempli case par case sans possibilité d’effectuer les phases préalables d’analyse.
Surprenant également d’interroger à quelle fréquence le cadre logique est consulté pendant la phase de mise en oeuvre. Parfois, il n’a plus jamais été utilisé depuis l’obtention du financement…
A l’inverse, certaines organisations construisent le cadre logique sur plusieurs mois autour de rencontres multiples impliquant une diversité d’acteurs. D’autres laissent une période d’un an pour construire et ajuster le cadre logique avant de le verrouiller et qu’il ne devienne contractuel. Celui-ci demeure alors le document de référence lors de la mise en oeuvre.
Bien sûr, même en cas d’approche participative, des difficultés demeurent : la parole du bailleur a plus de poids, dans cette situation de prestation de service, le client est toujours roi. Aussi, des jeux de pouvoir et d’influence s’exercent dans les phases d’analyse, complexes et indéchiffrables au regard du « chargé de projet » responsable d’obtenir des résultats sur des objectifs pré-établis, sur lequel il n’a jamais eu prise.
3. Un éclatement des tâches
Utilisé comme voie d’accès au financement, la personne chargée de concevoir le cadre logique n’est plus celle qui met en place le projet sur le terrain. La performance anticipée par le premier, parfois déconnecté du lieu de mise en oeuvre, risque de donner des sueurs froides au responsable de programme. Performance qui n’en demeure pas moins « contractuelle ».
Réponses aux critiques sur le cadre logique
Quelles que soient les critiques envers l’outil et son mode d’utilisation, force est de constater que Léon J. Rosenberg et Lawrence D. Posner (voir les prémices du cadre logique) étaient des visionnaires. A travers l’outil, les deux consultants entrevoyaient les fondations d’un système de suivi et d’évaluation pour l’agence de coopération américaine, alors même qu’aucune institution n’avait encore formalisé ce type de système.
Aussi, diverses approches méthodologiques postérieures au cadre logique étaient déjà dans le champ de vision de Rosenberg et Posner, par exemple :
Capitalisation d’expérience :
La justification première de l’investissement sollicité pour diffuser le cadre logique dans l’agence est ce que nous appelons communément aujourd’hui la capitalisation d’expérience.
Est-ce que la mise en place de nos préconisations* mérite l’investissement ? Cette question rhétorique en appelle une autre : quelle est la valeur de sauvegarder l’expérience de 20 années de développement ?
*la préconisation évoquée est l’adoption officielle et diffusion du cadre logique au sein d’USAID pour un montant d’environ 500 000$ en 1969
Project evaluation and the project appraisal reporting system, 1969
Cartographie des incidences (outcome mapping) :
L’extrait ci-dessous illustre de manière troublante les fondements de la méthode de la cartographie des incidences, construite par opposition au cadre logique.
Par exemple, si l’objectif spécifique est d’augmenter la production de riz de 50% et que les résultats attendus sont (1) la construction de canaux d’irrigation (2) la distribution de semences à haut rendement et que le projet assume qu’il y aura suffisamment d’engrais sur le marché à un prix raisonnable et que les producteurs auront accès à des crédits – le projet pourrait avoir a influencer les producteurs et distributeurs d’engrais et les institutions bancaires malgré que celui-ci n’ai aucune autorité sur eux. Le responsable de programme peut le faire en partageant ses objectifs avec les parties prenantes. Avec le cadre logique, il peut présenter ses objectifs spécifiques, les réalisations attendues, et les hypothèses critiques pour le succès du projet. Il peut aussi présenter l’objectif global afin qu’ils puissent se rendre compte en quoi ils contribuent à une entreprise importante. Finalement, il peut partager avec eux les hypothèses du projet pour que chacun puisse visualiser son rôle permettant d’aider le responsable de projet à accomplir sa tâche.
The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979
Par ailleurs, certaines critiques comme l’absence de concertation ou la rigidité du cadre sont à relativiser car celles-ci avaient été considérées par Rosenberg et Postner.
Absence de concertation
Le processus d’élaboration du cadre est à faire de manière collaborative. Cela demande la participation de toutes les parties prenantes : les équipes de programmation, les équipes cadres, les gestionnaires de projets, les expertises techniques, les techniciens et fréquemment les experts en évaluation.
The logical framework : a manager’s guide to a scientific approach to design and evaluation, Practical Concepts Incorporated, November 1979
Il demeure cependant notable dans cet extrait que les bénéficiaires n’ont pas encore voix au chapitre…
Rigidité
« The art of planning et replanning »
Même si 50 ans de recul et d’expérience de l’outil démontre son caractère rigide, l’habilité à planifier et à replanifier était au coeur même de la méthode et des préoccupations de ses auteurs.
Austérité et conformisme
Bien sûr la diffusion de la méthode à travers les institutions a débouché sur un niveau élevé de conformité, de nombreux projets « copier/coller » et un manque d’innovation, pour autant le fonctionnement des auteurs était rafraichissant et atypique :
Un formateur se souvient : c’était un environnement des plus stimulants car la philosophie de Léon était d’embaucher des gens issus de parcours divers, de les projeter dans un domaine dans lequel il n’étaient pas experts, et de voir quel type de créativité pouvait émerger.
« la génération d’un flot d’idées plutôt qu’une application d’un savoir préconçu »
Il est toujours intéressant afin de saisir une méthode ou en cas d’incompréhension théorique, de revenir systématiquement à sa source. Peter Drucker, père fondateur de la Gestion Axée sur les Résultats et donc inspirateur de l’approche du cadre logique indiquait : « les résultats sont obtenus en exploitant des opportunités, et non et résolvant des problèmes ».
Alors même que la conception du cadre logique débute par un arbre à problèmes !
“Results are gained by exploiting opportunities, they are not gained by solving problems.” Peter Drucker
Et pour conclure ce tour d’horizon, une devise Shadok :
Question :
Selon vous, quelles sont les limites du cadre logique ? Comment pourrait-il être remplacé ?
Pour aller plus loin :
Approches critiques du cadre logique
- Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs: François GIOVALUCCHI et Jean-Pierre Olivier de Sardan, Revue Tiers Monde, 2009/2 – n° 198, pages 383 à 406d
- The neutrality and formality of conflict : strategies, transformation and sights of the logical framework in Sarvodaya, Renuka Cheryl Fernando, thesis, The London School of Economics and Political Science, march 2015
- The use and abuse of the logical framework approach, SIDA, Oliver Bakewell, Anne Garbutt, 2005
- Cycle des projets, cadre logique et efficacité des interventions de développement, Christian Castellanet, GRET, 2003
- Gestion du cycle de projet : carences et aléas du cadre logique, Des Gasper, Le Courrier, n°173, 1999
- Design methods and tools: considerations on the revised Logframe presented in the EC PRAG, Massimo Rossi, décembre 2015
Le cadre logique
- L’analyse des parties prenantes
- L’analyse des problèmes
- L’analyse des objectifs
- L’analyse des stratégies
Date de première diffusion : octobre 2019